La plupart des dirigeants syndicaux sont opposés à l'AU. Partant généralement de l'hypothèse d'un montant très inférieure à l'AU de notre modèle synthétique (1250 euros/mois), les syndicats développent un argumentaire décrivant l'AU comme « une machine de guerre contre la sécurité sociale qui entraînerait l’institutionnalisation de la précarité ». Selon eux l'AU serait incompatible avec les objectifs syndicaux que sont des salaires décents, la réduction du temps de travail et le bien-être au travail.
Mateo Alaluf, professeur à la faculté de sociologie de l'Université Libre de Bruxelles, spécialiste des questions relatives à l'emploi (et à ce titre proche du syndicat socialiste belge FGTB), compte parmi les plus farouches opposants à l'AU.
Son argumentation peut se résumer comme suit : le montant ne l'AU serait « nécessairement insuffisant » (il cite le montant de 600 euros/mois...) de sorte qu'elle nuirait à la lutte traditionnelle des syndicats pour l'amélioration des conditions de travail (salaires, temps de travail, sécurité & hygiène, ...). L'AU agirait comme un leurre favorisant les revendications patronales pour des mesures de flexibilisation du travail, telles que les réformes Hartz implémentées en Allemagne en 2005 (N.d.A. : par le gouvernement "socialiste" du Chancelier Gerhard Schröder ...).
On notera cependant que le gouvernement allemand n'a pas eu besoin de l'AU pour imposer sa réforme libérale. D'autre part, le sociologue ne démontre pas pourquoi le montant de l'AU serait "nécessairement insuffisant" (entendez : "pourquoi il ne pourrait être supérieur à 600 euros/mois).
Ceci dit, l'argumentation d'Alaluf confirme que le montant de l'AU constitue un élément fondamental de la problématique. Rappelons à cet égard que l'AU de notre modèle synthétique vaut 1250 euros/mois (France, 2023), ce qui représente environ 70 % du niveau de vie médian, alors que le seuil de pauvreté est officiellement considéré se situer à 60 %. Concernant son effet sur l'offre quantitative de travail, nous avons montré dans l'article "/application" qu'il devrait être globalement modéré.
On ne voit pas alors en quoi une telle AU serait incompatible avec l'amélioration des conditions de travail des salariés dès lors qu'elle devrait logiquement avoir pour effet d'accroître le pouvoir de négociation des salariés. Mais surtout, Alaluf ne dit pas en quoi une AU d'un montant aussi élevé, serait incompatible avec la hausse du salaire minimum légal et avec la réduction de durée légale du travail.
Approfondir :
• /salaire-minimum
• /temps-de-travail
Une critique constructive de l'AU doit par conséquent poser la question suivante : "à partir de quel montant l'AU constitue-t-elle un progrès social certain ?" (NB : il importe d'y répondre en faisant abstraction de la faisabilité financière, problématique certes fondamentale, mais dont le traitement devrait être précédé par la détermination du montant).
Enfin ne perdons pas de vue que la problématique de l'AU ne se limite pas au seul cas des salariés : il y a aussi des chômeurs, des indépendants et des retraités. Or un objectif de l'AU est de garantir un revenu de base pour tous.
Conclusion. Pourquoi s'opposer au principe même de l'AU plutôt qu'à sa version patronale ? Cela nous semble d'autant plus injustifié qu'une critique constructive telle que proposée plus haut, quelque soit sa conclusion (l'AU est, ou pas, irréaliste), aurait certainement pour effet de stimuler le débat en faveur d'une augmentation des salaires et la réduction du temps de travail.
Autrement dit, l'opposition des dirigeants syndicaux à l'AU est suspecte. Selon nous, de possibles raisons sont :
les dirigeants syndicaux pensent, à tort ou à raison, que l'AU remettra en question l'utilité des syndicats ;
un possible financement patronal occulte des syndicats [France : source1, source2].
Ce phénomène n'est pas lié à la France. Ainsi en Belgique en 2013, le syndicat socialiste a apporté son soutien à la fédération patronale du secteur financier contre de nouvelles taxes sur le secteur bancaire, plutôt que de demander la nationalisation de celui-ci [source].
Aujourd'hui les syndicats (ainsi que les partis) de gauche sont très éloignés de ce qu'ils étaient dans les années 1930, lorsque le communiste se propageait partout dans le monde ...
Selon Bernard Friot, le revenu de base du modèle libéral serait un produit du capitalisme, visant à préserver celui-ci en neutralisant le risque d'un changement de paradigme économique. Dans la mesure où le revenu de base est financé par la fiscalité, c-à-d après la répartition (entre capital et travail) des valeurs produites, le revenu de base a par conséquent besoin du capitalisme pour se financer. En outre les plus riches échappent facilement à l'impôt. À l'opposé le salaire à vie du modèle collectiviste est financé par les cotisations, c-à-d au moment même de la production, empêchant ainsi toute appropriation de la production par des capitalistes.
Critique du revenu de base par Bernard Friot (4m10s - 2017)
Cette vidéo est assez surprenante : à 1m24s Friot reconnaît pourtant, et à juste titre, que toutes les cotisations ne sont pas en soi anti-capitalistes (cf. le concept de CPA), et d'autre part à 3m53s que certains impôts sont anti-capitalistes (notamment ceux qui financent les salaires des fonctionnaires).
Par conséquent, la question "cotisation vs impôts" [approfondir] est-elle vraiment centrale ? Le noyau de la problématique ne se situe-t-il pas plutôt au niveau de la propriété privée des principaux moyens de production ? (les grandes entreprises). N'est-ce pas cette propriété non publique qui fait que les plus riches sont en mesure d'échapper à l'impôt ET que les salaires nets de cotisation augmentent moins vite que les gains de productivité ? (sauf les salaires des dirigeants ...).
Mais voilà : Friot se voulant communiste et libertaire, il souhaite limiter le rôle de l'État. En conséquence il ne propose pas de remplacer la propriété privée par la propriété publique mais la propriété lucrative par la propriété d'usage. Ce faisant, Friot évite de confronter sa théorie à la problématique du type juridique de la propriété (privée vs publique). Or selon nous celle-ci n'est pas une alternative à – mais complète (voire englobe) – la problématique du type fonctionnel de la propriété (lucrative vs d'usage).
À l'opposé l'allocation universelle du modèle synthétique prône clairement (i) de créer systématiquement plusieurs entreprises publiques concurrentes dans chaque secteur stratégique, et nationaliser – par référendum automatique – les entreprises privées qui abusent d'une position dominante [approfondir], (ii) de gérer les entreprises publiques sous statut (à créer) de coopératives publiques. Notons à cet égard qu'une étude de Ernst & Young révèle que sur l'ensemble de la planète les populations sont généralement satisfaites des entreprises publiques, et qu'elles les apprécient mieux que les entreprises privées [source].
Selon une thèse très répandue dans les milieux complotistes, l'allocation universelle est une mauvaise chose car elle pourrait être utilisée par les gouvernements comme instrument de répression par le chantage, en menaçant de la retirer aux opposants politiques.
Cet argument est non pertinent pour trois raisons :
Idem pour l'accès aux installations sportives et culturelles : faudrait-il supprimer ces installations, afin que leur accessibilité (par exemple au moyen d'un passe "sanitaire") ne puisse être utilisée comme moyen de chantage ... ? Ne serait-ce pas là une "victoire" à la Pyrrhus ?
Ce n'est donc pas la sécurité sociale qu'il faut combattre, mais les dérives anti-démocratiques des gouvernements. On notera à cet égard que nos travaux sur l'AU s'inscrivent dans une démarche plus globale incluant la démocratie directe. Une conclusion fondamentale de ces réflexions synthétiques est que AU et DD sont intimement liées, ce que nous avons théorisé par le concept konfedera.org.
Une étude de l'université de Louvain rappelle qu' « il est indispensable d’étudier l’effet d’une réforme sur les autres composantes des budgets publiques. En effet, un euro utilisé dans le cadre de la redistribution des revenus n’est plus disponible pour une autre politique, politique des soins de santé, de l’accueil de la petite enfance, de l’enseignement, etc., bref, de tous les biens publics qui déterminent aussi le niveau de vie d’une population. C’est particulièrement pertinent lorsque la justification qui est donnée à l’allocation universelle est la diminution de la pauvreté. L’idée consiste à dire qu’en augmentant le niveau de revenu minimum on diminue la pauvreté. C’est évidemment exact si l’on considère la pauvreté en revenu. La difficulté, pourtant, c’est que le revenu est un indicateur bien imparfait du niveau de vie et rien n’indique que c’est en augmentant les revenus que l’on diminue le plus la pauvreté. Certains, en effet, plaident plutôt pour une augmentation de l’accueil de la petite enfance, ou pour une amélioration de l’efficacité des services d’aide sociale, ou pour un meilleur accès à des logements de qualité, par exemple » [source].
Autrement dit l'AU ne résout que la face "demande" de la problématique (pouvoir d'achat). Il importe donc que cette demande puisse est satisfaite par une offre de biens et services, adéquate en terme de quantité, qualité et prix. Par conséquent, outre l'AU, l'État doit notamment veiller à la disponibilité :
L'État peut et devrait agir radicalement sur le marché de l'immobilier, en nationalisant les grandes sociétés immobilières. Selon certaines estimations il y aurait jusqu'à trois fois plus de logements vides que de SDF en Europe ! [source].
Marx soulignait déjà la contradiction entre un travail certes intégrateur dans la société, mais aliénant dans le cadre capitaliste. Le travail est un facteur d'intégration sociale, c'est incontestable. Or la crainte existe qu'une AU d'un montant élevé dés-incite au travail. Mais dans notre article /application nous avons montré que cette crainte est très probablement exagérée.
D'autre part il convient d'apporter une solution au déclassement structurel du travail et à sa subséquente précarisation, sous l'effet (i) d'innovations technologiques dont le cycle est devenu inférieur à la durée de vie professionnelle (NB : ce qui n'était généralement pas le cas aux 19° et 20° siècles) et (ii) de la désintermédiation entre producteurs et consommateurs (cf. le développement des marchés bifaces). Il nous faut donc développer d'autres formes de travail (familial, associatif, politique, scientifique (recherche théorique), artisanal, ...) et dont la rémunération est adaptée à ces évolutions.
Travail politique. l'AU pourrait être l'occasion de stimuler le travail politique, par la participation permanente et ouverte de la population au processus gouvernemental. Mais ce changement de paradigme exige de notre part une démarche proactive ... [agir].
Auteur : F. Jortay | Contact : | Suivre : infolettre