La problématique de réduction du temps de travail avec maintient du revenu du travail peut être résumée en trois points principaux : (i) elle implique une augmentation du salaire horaire ; (ii) elle est permise par l'augmentation de la productivité induite par le progrès scientifique et technologique ; (iii) elle est au coeur de la lutte des classes pour le partage équitable de la valeur ajoutée, c-à-d de la création de richesse.
Le tableau suivant montre que les pays où la productivité (PIB par heure travaillée) est la plus élevée sont généralement ceux où la durée de travail (heures ouvrées annuellement par travailleur) est la plus basse : les gains de productivité permettent donc de gagner du temps libre.
La réduction du temps de travail, éventuellement imposée par la loi, peut se réaliser par la réduction de la durée du travail hebdomadaire et l'augmentation des congés payés (annuels, parentaux, sabbatiques, ...).
Le graphique ci-dessous présente les évolutions relatives des mêmes valeurs que dans le graphique précédent, cette fois sous forme d'indice. Entre 2000 et 2016, dans l'ensemble des pays de l'OCDE, la productivité au augmenté de 21% (soit en moyenne +1,3% par an) mais le temps de travail n'a diminué que de 4% (soit -0,3% par an).
Le graphique suivante présente le cas de la France, avec en plus l'évolution des salaires réels. On constate que ceux-ci ont suivi la même évolution que la productivité (environ 2,5% par an), tandis que le temps de travail baisse au même rythme moyen de -0,3% par an.
Il semble donc qu'on ne puisse pas parler "d'exploitation capitaliste". Il convient cependant de relativiser cette conclusion optimiste.
Il est en effet hautement probable que la légère baisse du temps de travail suggérée par le graphique ne soit qu'une illusion. En effet de nombreuses enquêtes montrent que depuis le développement du travail à domicile depuis la fin des années 1980 la majorité des employés dont l'ordinateur est le principal outil travaillent également le soir, le week-end et pendant les vacances [source]. Or seulement une partie de ces heures supplémentaires est comptabilisée et rémunérée.
Les économistes Jean-Marie Monnier et Carlo Vercellone notent « une augmentation considérable du nombre d’heures supplémentaires, non reconnues, non comptabilisées et non rétribuées, selon une logique de rentabilité qui rappelle les formes les plus primitives de ce que Marx appelait l’extorsion de la plus-value absolue » [source].
Selon Monnier et Vercellone « le travail cognitif et immatériel tend à se déployer sur l'ensemble des temps sociaux et de vie, au-delà des frontières traditionnelles entre temps de travail et temps libre. Cette nouvelle dimension du travail échappe à la mesure officielle et à la conception réductrice l'assimilant à la notion de travail salarié. (...) Les principes de la mesure de la productivité en termes de travail prescrit et de temps alloué perdent dans un grand nombre d’activités toute pertinence. (...) En d'autres termes, le temps dit libre se réduit de moins en moins à sa seule fonction cathartique de reproduction du potentiel énergétique de la force de travail. Il s’ouvre sur des activités de formation, d’autoformation, de partage des savoirs, de travail bénévole, de production collective de connaissances (...).
La tendance intrinsèque du travail cognitif à rendre poreuses les frontières entre travail et non travail est par ailleurs démultipliée par la révolution informationnelle. Celle-ci affaiblit considérablement les contraintes spatiales, temporelles et techniques propres au déroulement de l’activité du travail et à l’usage des moyens de production de l’époque fordiste. Cette dynamique a une nature profondément contradictoire et ambivalente. Elle favorise tout autant la mise au point de formes inédites de mise au travail et de captation de la valeur de la part des entreprises que l’essor de formes de coopération et d’échange non marchandes ». Il en découle une tension croissante entre la tendance à l’autonomie du travail cognitif et la tentative du capital à capter la production de l’ensemble des temps sociaux [source].
Avec le développement de la dimension collective et cognitive du travail, qu'il soit matériel ou immatériel, s'accroît l'ampleur d'un travail pouvant rarement être quantifié au moyen des critères traditionnels de mesure. La quasi impossibilité de mesurer la quote-part que chaque individu apporte à la production justifie un revenu de base comme « la mise en commun d'une partie de ce qui est produit en commun, sciemment ou non » [Gorz, source].
Aujourd'hui nous travaillons en moyenne environ 38 heures/semaine selon les chiffres de l'OCDE. Or les anthropologues estiment à une vingtaine d'heures par semaine la durée moyenne du travail humain en économie de cueillette et chasse (PS : nous appelons cette durée "temps de travail naturel"). Autre donnée historique importante : au Moyen Âge on travaillait en moyenne 180 jours par an, ce qui est beaucoup moins qu'aujourd'hui, même en déduisant les quatre semaines de congés payés [source].
L'augmentation exponentielle de la productivité sur le long terme [source] n'aurait-elle pas du avoir pour effet d'améliorer notre niveau de vie sans que globalement nous devions travailler plus ? Pourquoi cela n'a-t-il pas été le cas ?
La publicité, qui nous incite à consommer et donc à produire, y est certainement pour quelque chose. L'interdiction de toute forme de publicité non sollicitée (dont la publicité dans les lieux publics) ne participerait donc pas seulement à lutter contre le réchauffement climatique mais aussi à réduire le temps de travail.
D'autre part la concurrence, si elle peut dans certaines conditions avoir pour effet d'améliorer le rapport qualité/prix des biens et services, elle se traduit aussi par un stress professionnel aux effets psychiques et physiques délétères. La réforme du système de sécurité sociale via l'instauration de l'AU du modèle synthétique, est donc une condition indispensable au développement durable de l'efficacité productive.
On comprend ici le rôle décisif que peut et doit assumer l'État dans la libération de temps libre ...
Un partage du travail par réduction drastique du temps de travail moyen de 36 (moyenne européenne - source) à 20 h/sem ne peut constituer un véritable progrès social que s'il est réalisé sans baisse du revenu des personnes physiques les moins riches.
Pratiquement il faut donc faire en sorte que chaque individu puisse obtenir au moins 1.300 euros net par mois (le salaire minimum légal net moyen dans la zone France+Belgique+Hollande) en travaillant seulement 20 heures par semaine, ce qui requiert un salaire horaire net de 1.300/80≈16 euros/heure c-à-d environ 178% du salaire minimum légal (SML) net actuel, qui est de 1.300/144≈9 euros/heure pour une semaine de 36h [source].
Une donnée importante de la problématique est la concurrence internationale à laquelle sont soumises les entreprises nationales : la hausse des salaires les conduit à deux stratégies possibles pour préserver leur compétitivité :
soit se délocaliser dans des pays où les salaires sont plus bas ;
soit remplacer les salariés par des robots (ce qui requiert d'investir), et réduire les prix ainsi que la marge bénéficiaire à proportion de la masse salariale incompressible.
Dans cette problématique l'État peut jouer un rôle important de diverses façons :
il peut considérer que ce n'est pas au pays qu'il représente de freiner le développement social, mais au reste du monde à le rattraper, ce qui justifie l'application du principe d'échanges anti-dumping consistant à n'accorder l'accès au marché national qu'aux entreprises étrangères qui respectent un norme internationale en matière de dumping social, environnemental et fiscal [approfondir] ;
il peut en outre s'impliquer dans la structure productive nationale via des entreprises publiques, qui ne pourront appliquer que l'option B ;
il peut aussi verser aux personnes physiques une AU de (16-9)*80=1.300-80*9=580 euros/mois avec maintient du SMLn à 9 euros/h, ce qui requiert d'augmenter le taux d'imposition effectif des entreprises et individus les plus riches.
En appliquant les trois mesures à la fois l'État pourra opérer des modulations entre chacune d'elles au gré des circonstances.
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Une publication de François Jortay